lundi 28 août 2017

La sciure d'août

Cher Dieu,
Une fois n'est pas coutume, je m'adresse à toi. Et je t'avoue que ce n'est pas pour te louer. Je suis parti une semaine en vacances. Plus près de toi, dans les montagnes, la tête dans le bleu, les pieds dans le vert. Une semaine de bonheur et de légèreté, d'intelligence et d'amour, en famille. Je reviens, et de quoi m'aperçois-je, grand Toi ? Colin Meads, Jerry Lewis, Alain Berberian et John Abercrombie dans la sciure.

Bien entendu, la disparition de l'ancien deuxième ligne All Black ne marque en moi que le modeste historien du sport qui sommeille en chacun de nous, mais les autres sont tout de même sacrément marquantes, à comment par celle d'Alain Berberian. Cet homme a bercé mes années d'ado et d'adulescent avec Les Nuls. C'était l'homme derrière la caméra, réalisateur des émissions et du premier film de Les Nuls, La Cité de La Peur. Je ne compte plus les répliques que je leur dois. Cet homme-là avait un sacré sens du rythme, et c'est un point commun avec les deux autres disparus.

John Abercrombie me ramène aussi assez loin, dans ce temps où Philippe Adler présentait Jazz 6. En deuxième partie de soirée, lors des lourdes nuits d'été, sans autre lumière que celle du petit poste, la guitare ronde et chaude d'Abercrombie avait des accents oniriques. Elle envoyait directement notre esprit dans les étoiles, et le faisait flotter dans l'espace des heures durant, sans autre carburant que celui qui se coulait  comme un miel dans mes oreilles. Abercrombie, c'était du rêve et de la bienveillance.

La bienveillance, le dernier des disparus en avait à revendre. Jerry Lewis m'a fait rire, de l'enfance jusqu'aux débuts de la décrépitude que constitue le temps présent. Certaines séquences me font toujours rire, comme celle du brossage de dents de Mr. Miley (ici) dans The Disorderly Orderly. Ses rôles de Cendrillon masculin sont tendres et intelligents, et il ne rechigne devant rien pour faire rire de lui, avec lui, contre les méchants et les petits chefaillons du quotidien. Clown triste et gai à la fois, il n'a toujours pas d'héritier.

Ces gens-là avaient eu une belle vie, même si Berberian et à un degré moindre Abercrombie partent assez jeunes. Mais enfin, comme dirait l'autre (-qui ? - je ne sais plus), ça fait quelque chose...
Je te remercierai, cher Dieu, de ne pas rappeler trop rapidement tes canards les plus sauvages.
Merci d'avance, porte-toi bien, toi au moins,
Hrundy V. Bakshi.

dimanche 17 avril 2016

L'immoraliste

Cher André,

J'ai récemment lu L'immoraliste. Une belle découverte. Autant j'ai beaucoup aimé La symphonie pastorale par sa justesse désenchantée et sans tabou sur la nature humaine, il y avait un style un peu guindé, suranné qui en faisait un livre de son époque, autant L'immoraliste est libre, coulant, moderne et ne date finalement que par la relation entre Michel et ses amis, ainsi que par la vie oisive du rentier.

Mais quelle suavité, quelle richesse fine et douce dans cette langue que tu utilises ! Tu m'en excuseras, je n'avais jamais pensé à te lire avant cette année. J'avais un a priori, j'imaginais les outrances d'un artiste homosexuel, une préciosité trop grande, je n'en sais même rien. Une odeur de souffre entoure ton nom qui ne m'attirait pas. Sans te juger, inconsciemment, il me semblait que tu ne pouvais pas me parler. Idioties que tout cela. Je me suis si longtemps privé du bonheur incroyable de ce livre, du vent de liberté qui y  souffle, majestueusement...

D'un autre côté, rien ne m'y avait appelé non plus. La simple curiosité de l'étudiant qui veut mettre des émotions sur des concepts évoqués... Je suis heureux d'avoir eu cette curiosité. La joie de vivre, qui devient une force, qui devient une drogue, qui départ le héros de sa sociabilité, qui en fait un individu coupé de l'intérêt dans la compagnie des hommes, c'est un sentiment incroyable que tu procures au lecteur. Celui d'aujourd'hui ne peut pas clairement pas s'identifier au narrateur, il est trop éloigné des conceptions de notre société, mais on peut vivre et ressentir avec lui :

" Avec quelles délices plus tard sentirai-je entrer vers moi le vent des nuits, le clair de Lune..."

Regardons devant, jamais derrière, ne regardons pas même autour. C'est une théorie grisante, mais qui ne présente guère d'intérêt si cela implique, in fine, d'être Robinson ou Jeremiah Johnson. L'intérêt d'avoir un cerveau réside aussi dans la capacité d'échanger avec ses semblables. Et si le pur cerveau autocentré qu'était Michel-le-chercheur a découvert, grâce à la maladie et à la proximité de la mort, qu'il avait aussi un corps qui pouvait ressentir, il n'est finalement devenu quasiment qu'un pur corps, écartant toute culture, et basculant d'une extrémité à l'autre. En deux ans. Une parenthèse matérialisée par son union avec Marceline, qu'elle accompagne malade, qu'il accompagne malade, jusqu'à ce qu'elle cède et qu'il se retrouve détaché de toute sociabilité. Comme un fantôme dans sa propre maison, alors qu'ils reçoivent à Paris, que Marceline est déjà bien malade et lui bien détaché de toute morale sociale, il se dit : "On ne peut être à la fois sincère et le paraître."

Deux ans seulement entre deux autismes, celui de la tête et celui du corps. Un gâchis ou une tranche de vie ? Une métamorphose en tout cas, que l'on imagine réversible à la fin du roman, puisque ses amis l'entourent et l'aident, donnant effectivement l'impression d'une parenthèse ouverte par la maladie et fermée par la mort. Une parenthèse où, malgré les hésitations du narrateur, qui se sent partir, le monde s'ouvre à lui dans toute sa splendeur, et l'âme humaine dans tous ses mystères...

Merci André,
Cordialement,
Hrundy V. Bakshi

mardi 11 août 2015

Bye Bye Litteul Coyote !

Cher Coyote,

Je ne te comprends pas. Je crois que c'est la première fois depuis longtemps. Depuis toujours, peut-être. Adolescent, ou plutôt jeune adulte (disons adulescent, c'est à la mode), je souriais et riais à tes références dans Litteul Kévin, des "Tontons" à Tintin...

Mais alors là, vraiment, je te comprends pas. Franchement, alors que tu venais à peine d'entrer dans la cinquantaine, alors que t'avais toute la vie devant toi, des milliards de choses à faire, tu t'arrêtes, comme ça, paf. -Paf ? - Oui, Paf.

Quand on perd quelqu'un qu'on aime, on a toujours cette réaction de se demander "Qu'est-ce que je faire maintenant?". C'est vrai, sans toi, on va rire de quoi ? Avec qui ? Tu avais cette capacité rare à broder une histoire à partir d'un jeu de mots. Une histoire bien menée, sans temps morts, et dessinée avec une précision diabolique, les mecs avec de gros nez, les femmes avec de gros seins (sauf Frida, mais il avait raison, Hulk !)...

En vérité je te le dis : déjà qu'il y a de moins en moins de sujets de poilade, que les censeurs réapparaissent à la vitesse grand V, que les grands comiques se font de plus en plus rares, si les grands auteurs de bédé se mettent à calancher à 50 piges, on va où, hein ? Je te le demande ? On va où ?

Non, le mieux ce serait que tout ça soit une blague de mauvais goût. Mais franchement, je n'y crois plus depuis que tes copains ont accepté la terrible nouvelle, et écrivent des choses belles et émouvantes sur ton talent, ta gentillesse et l'amour que tu dispensais, comme Cartier ici.

Alors bon, il ne nous reste plus qu'à relire ta bibliographie, riche, intelligente, amusante. Pour le moment, triste, triste [est] mon âme à cause, à cause [d'un homme] mais, à te relire, à te rerelire, la gaieté et la joie reviendront... En attendant, gardons le mot de passe :

"Au-delà de la nuit, dans le Kalahari, le lion va rugissant comme un gros chat qui miaule... car le sable brûlant chauffe ses roubignoles"

Merci, Coyote.
Amicalement,
Hrundy .

dimanche 29 mars 2015

Du pain et des jeux...

Cher Antonio,

Voilà plusieurs semaines que je pense au Prix du Danger (1983) d'Yves Boisset. En fait j'y pense souvent, depuis le crash des hélicoptères sur le tournage d'un jeu de télé-réalité. Et puis ce matin, j'ai lu ton article dans le dernier Charlie Hebdo sur les "Bons et Mauvais Risques".

Ca parle des risques, souhaités ou non, que nous fait courir la vie, jusque dans notre vie professionnelle. Le parachutisme serait un bon risque, le tabagisme un mauvais. Puis tu développes sur l'organisation de la société et le fait que, bien entendu, tous les bons risques sont des marqueurs de réussite sociale et plutôt de droite par rapport au peuple qui ne se récolte souvent que les mauvais risques. Comme d'hab, beau et bon.

Mais ce n'est pas ça qui me marque, non. C'est ton accroche, puis ton intro. Tu parles d'un paradoxe : "on sacralise l'audace des héros médiatiques, pendant que le commun des mortels est confiné dans une société de plus en plus sécuritaire".

Et là, forcément, je repense au prix du danger. A ces millions de spectateurs confinés devant leur télé, tressaillant aux aventures d'un homme du commun, incarné par Gérard Lanvin, jouant sa vie face à 5 tueurs chargés de l'éliminer. Mais pas trop vite, parce que le jeu doit être prenant. Mais il doit mourir, parce que le jeu doit rester le plus fort, il doit rester addictif, et du coup je pense aussi à Rollerball, encore plus ancien (1975), dans lequel James Caan, plus grand joueur de l'histoire de son sport, échappe à toutes les chausses-trappes mises en place par sa Fédération pour l'empêcher de devenir plus grand que le jeu.

La télé-réalité dans le premier cas, le sport de masse dans le second sont les opiums qui sont censés garder les populations dans leur auto-confinement, en leur donnant leur dose d'aventure, juste assez pour qu'ils n'aient pas envie de prendre leur vie en main. Rien de neuf, puisque Juvénal, au 1er siècle de notre ère, critiquait déjà la politique des empereurs romains en la restreignant à un "Panem et circenses", du pain et des jeux, caustique.

De fait, c'est le symbole de la paix et de la tranquillité dans une cité où l'approvisionnement en blé est vital (les préfets de l'Annone en sont chargés, mais certains empereurs, comme Auguste, recevront à certains moments difficiles cette lourde charge), et où la grandeur des hommes politiques est mesurée à l'aune de leur générosité partageuse (évergétisme).

Beaucoup plus tard, Dostoievski, dans les frères Karamazov, reprend ce thème développé par la parabole du Grand Inquisiteur. Il faut faire le bonheur du peuple "efficacement", en maniant parfaitement le Mystère (nourrir le peuple), le Miracle (l'étonner et le divertir) et l'Autorité (le guider)...

La liberté guidant le peuple, c'est de la guimauve à vendre aux romantiques. La vraie façon de gouverner, c'est d'acheter et d'endormir les électeurs. Ca fait mal à ma Commune, ça. La belle révolution de 1848 qui a redonné tout le pouvoir au peuple (masculin, hein, faut pas déconner), qui s'est empressé, celui-ci, de se donner tout cuit à la dictature impériale... C'est marrant tout de même. Le Grand Charles disait que les Français sont des veaux, mais l'histoire politique nous montre que tous les peuples ont plutôt une incompressible part d'ovinité... Quelquefois, ça donne vraiment envie de raccrocher les gants.

En tout cas, cher monsieur Fischetti, tu m'as une nouvelle fois donné à réfléchir. Même si depuis déjà un certain temps mes réflexions sont plutôt moroses, eh bien ça fait toujours du bien de s'éloigner un instant du troupeau bêlant pour voir si, dans son crâne, on entend les mêmes sons...

Merci cher Antonio,
Amicalement,
Hrundy V.

lundi 9 mars 2015

Les metteurs en scène de la Sainteté

Cher Victor,

Quand on ne comprend plus le monde, il faut s'asseoir, réfléchir, questionner les grands anciens, ceux qui ont été confrontés en leur temps à des problématiques similaires. Bien entendu, je me tourne vers toi, ta barbe blanche et ton verbe haut, toi qui, alors que personne de normalement constitué ne peut se battre sur tous les fronts, put défendre la République, le droit de vote de la femme, l'émancipation des esclaves, la dignité des travailleurs... tout ça en écrivant quelques chefs-d’œuvre, romans, théâtre et poésie. Fastoche.

Or donc, voilà-t-y pas qu'au détour d'une lecture, je tombe sur l'une de tes prises de position lors des débats autour de la loi Falloux. 1850, on sort d'une grand moment de démocratie, mais déjà la IIe République s'est donnée à Badinguet et les forces réactionnaires se sont regroupées en un Parti de l'Ordre qui lutte contre vents républicains et marées démocrates. L'Université républicaine est sauvée, la collation des grades aussi, mais cette loi rabaisse le niveau d’instruction nécessaire à l'enseignement et ouvre largement la possibilité de créer des écoles privées confessionnelles. C'est le point de départ  d'un fort développement de l'enseignement catholique privé, qui ne nécessite alors pas de diplôme particulier. Assurément une victoire de l'obscurantisme.

Et tu ne t'y trompes pas, toi qui, le 14 janvier 1850, adresse une harangue au parti clérical, qui vibre, et résonne jusqu'à nos jours, toujours puissante et, malheureusement, toujours d'actualité :

" Je m’adresse au parti qui a, sinon, rédigé, du moins inspiré le projet de loi, à ce parti à la fois éteint et ardent, au parti clérical. Je ne sais pas s’il est dans l’assemblée, mais je le sens un peu partout. Il a l’oreille fine il m’entendra. Je m’adresse donc au parti clérical, et je lui dis cette loi est votre loi.

Tenez, franchement, je me défie de vous. Instruire, c’est construire. Je me défie de ce que vous construisez. Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s’ouvrent à la vie, l’esprit des générations nouvelles, c’est-à-dire l’avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer [...].


Qu’il [nota : le parti clérical] y prenne garde, le XIXe siècle lui est contraire. Qu’il ne s’obstine pas, qu’il renonce à maîtriser cette grande époque pleine d’instincts profonds et nouveaux, sinon il ne réussira qu’à la courroucer, il développera imprudemment le côté redoutable de notre temps, et il fera surgir, des éventualités terribles.


Oui, avec le système qui fait sortir l’éducation de la sacristie et le gouvernement du confessionnal. Que le parti clérical le sache, partout où il sera, il engendrera des révolutions ; partout, pour éviter Torquemada, on se jettera dans Robespierre. Voilà ce qui fait du parti qui s’intitule le parti catholique un sérieux danger public. Et ceux qui, comme moi, redoutent également le bouleversement anarchique et l’assoupissement sacerdotal, jettent le cri d’alarme. Pendant qu’il est encore temps qu’on y songe bien !


Oui, l’Italie est, de tous les États de l’Europe, celui où il y a le moins de natifs sachant lire ! L’Espagne, magnifiquement dotée, a perdu, grâce à votre joug, qui est un joug de dégradation et d’amoindrissement, ce secret de la puissance qu’elle tenait de Dieu, et en échange de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a reçu de vous l’Inquisition.

C’est votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté ! Quand vous faites une proscription, vous criez : Voilà une amnistie !


Ah ! je ne vous confonds pas avec l’Église, pas plus que je ne confonds le gui avec le chêne. Vous êtes les parasites de l’Église ; vous êtes la maladie de l’Église. Ignace est l’ennemi de Jésus. Vous êtes non les croyants, mais les sectaires d’une religion que vous ne comprenez pas, les metteurs en scène de la sainteté."

Et voilà. S'il est un glorieux, un merveilleux changement de paradigme dans l'histoire de France, c'est celui-là. Alors que jusqu'alors, les gouvernants (séculiers et réguliers) avaient misé sur l'abrutissement, l'endoctrinement des masses pour maîtriser et conduire le peuple, la République et la démocratie devaient s'appuyer sur l'éducation, sur l'ouverture d'esprit. Il fallait arracher le peuple à l'endormissement dans lequel il était maintenu. La seule solution, c'est l'éducation. Le savoir contre la croyance. L'action contre la réaction. La pêche, la cueillette et la chasse contre le gavage...

Aujourd'hui, c'est une autre religion fille d'Abraham qui est dévoyée, obscurcie, raccourcie par des "metteurs en scène de la sainteté" qui misent sur l'endoctrinement, l'analphabétisme, pour asseoir un pouvoir qui n'est finalement que séculier. Notre réponse à cela doit forcément passer par l'intelligence, la culture, l'éducation. C'est une nouvelle bataille de l'éveil que nous devons mener en France où, trop longtemps, on a sacrifié nos maîtres (et, partant, nos élèves, nos enfants) sur l'autel du consumérisme et du nihilisme. L’État doit donner aux enseignants les moyens de redevenir ces "affreux petits rhéteurs", "fauteurs de trouble" que le très catholique Thiers fustigeait alors. 

Le combat n'est jamais terminé. En 1906, René Viviani, un socialiste indépendant, livre un magnifique raccourci du projet républicain : "La IIIe République a appelé autour d'elle les enfants des paysans, les enfants des ouvriers, et [...] dans ces cerveaux obscurs, dans ces consciences enténébrées, [elle] a versé un peu le germe révolutionnaire de l'instruction. Cela n'a pas suffi. [...] "Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu’un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n’y avait que des chimères. Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus ! Voilà notre œuvre, notre œuvre révolutionnaire". 

Cher Victor, cher René, certaines lumières dans le ciel ont été rallumées. Un peu par notre faute à tous.  Notre devoir, aujourd'hui, c'est d'allumer tellement de lumières sur la Terre que les lumières du Ciel ne brilleront plus pour personne, et que surtout personne ne s'en servira pour abrutir et asservir les plus faibles d'entre nous.

Cher Victor, merci de ton éclairage. Il est, comme d'habitude, bienveillant, chaud, lumineux. Tu n'es jamais bien loi de moi, alors je te dis à bientôt.
Hrundy V.

dimanche 15 février 2015

Mens sana in corpore pareil

Cher Daniel,
Tu m'es aujourd'hui ce que me fut naguère la grande Agatha. Une bouée littéraire. Me voilà triste, dépassionné, vide ? Hop je me jette dans un Malaussène et le bonheur  de lire me possède, m'engloutit, et me voilà reparti pour des lustres. C'était Poirot qui, adolescent, me servait de purge intellectuelle. Me sentais-je fiévreux que la lecture d'un roman de la vieille anglaise me permettait de renouer avec le genre humain, avec la curiosité et le plaisir de se retrouver en tête à tête avec soi-même, au travers d'un morceau de bois compressé (tout fin).

Bref, après jérémiades, atermoiements et autres reculades, je me suis lancé dans ton Journal d'un corps. Je n'en suis plus sorti. L'idée est amusante, celle d'un enfant qui, maladroit, mal dans sa peau, étranger à son propre corps, décide un beau jour (c'est en fait un laid jour, mais il me semble que l'expression n'est pas consacrée) de prendre en main son corps et de s'en servir comme d'un sujet d'études.

Il va le muscler, le découvrir, en prendre plus ou moins soin, mais surtout noter les sensations, les désagréments, les plaisirs, les maladies et les afflictions qui vont, tout au long de sa vie, rythmer son quotidien. Ce ne sera pas un journal intime, non. On ne connaîtra que peu de sa vie sociale et intellectuelle, de ses combats politiques et à peine l'essentiel de ses amours. Lui résistant, on ne verra pas passer la guerre. La reconstruction du pays, sa vie d'amour, mai 68, la gauche au pouvoir, tout ça ne seront même pas des ombres présentées à notre imaginaire. Non. En revanche, l'évolution de son corps, ses souffrances, ses exultations, ses jouissances, ses péripéties en somme, voilà ce que le narrateur nous offre.

On rit beaucoup aux passages de pipi caca branlette, on est émus de la souffrance, de la mort, de la maladie. On est ému aussi de ses propres émotions, parce que la peur, le stress, la tristesse, l'agressivité, le rire, nom de Zeus ! ont aussi leur place dans ce récit.

Bien entendu, cher Daniel, on retrouve tes tics et marottes. On retrouve surtout ton phrasé, court, nerveux qui permet de sentir parfaitement ce qui se passe dans la scène que l'on lit, tant et si bien qu'on a l'impression d'y assister. On retrouve tes références littéraires, à des auteurs, à des œuvres. Bon, pas de Melville ici, mais on s'en sort tout de même avec une belle liste de lecture... J'aime la connivence entre nous quand je te lis. J'aime aussi sentir que tu as envie d'enseigner, et que j'aime apprendre. Grâce à toi, je me sens toujours plus intelligent d'avoir de nouvelles choses à apprendre. Ca c'est bien. C'est la vie, la beauté. Les petites cellules grises qui s'affolent et qui nous grisent !

Du coup, après tant et tant de nos échanges, je suis toujours étonné de ce que mon stratagème fonctionne. Depuis toi, en deux semaines, deux autres livres.
Merci, Daniel.

Amicalement,
Hrundy V.

mercredi 14 janvier 2015

Une manif prometteuse

Chère France,
Tu m'as manqué.
Je sais, je sais, je n'ai pas fait beaucoup d'efforts ces derniers temps moi non plus, mais franchement, avoue que tu n'étais plus très bandante. Entre tes affaires, tes coups de sang, tes règlements de comptes, tes enfants qui n'étaient plus dignes de confiance, ni de respect... On avait l'impression que chacun était replié sur soi-même, à faire son petit business, intéressé seulement par son portefeuille, ses petites magouilles et son nombril.

Et puis il y a eu la tuerie de Charlie et ces deux jours complètement dingues où la vie s'est arrêtée. Les pleurs, les moments d'hébétude, et ce sentiment d'urgence. L'urgence de la vie. De faire des choses, de partager, de vivre.

Il y a cette voix qui hurle en moi et qui me crie de lire, de rire, de profiter, d'écrire, et puis... voilà, du coup il fallait s'y remettre et je me suis remis. C'est tellement difficile de se remettre à écrire, à lire, à penser. Mais ce n'est pas parce qu'on a été bien éduqué qu'il faut s'arrêter d'apprendre. Tout au long de la vie le plaisir de s'enrichir est un plaisir qui s’entretient. Rien ne vient facilement, il faut remettre sans cesse sur l'ouvrage, découvrir, redécouvrir... Le talent, dit Jules Renard, est une question de quantité. Il ne s'agit pas d'écrire une page mais d'en écrire trois cents. L'intelligence, comme le vélo, ça ne s'oublie pas, mais comme la forme physique, la capacité de réaction et l'esprit critique, ça s'entretient.

Ici on ne cherche pas le talent mais juste le plaisir d'ouvrir son esprit, que les idées s'écoulent claires et vives comme un torrent de montagne. Mais je m'égare, et pas seulement de Montparnasse comme disait Pierre Desproges. Tiens, d'ailleurs, en parlant du bouseux limousin : j'entends sa voix, chuchotée, triste et apeurée, dans son extraordinaire sketch sur les rues de Paris qui ne sont plus sûres, quand son ami l'épicier arabe se fait agresser. J'ai toujours, toujours un sourire lorsqu'il raconte le moment où, attablé avec l'épicier et son frère, ils sirotent un petit blanc. Son ami lui dit qu'il en boit un tout petit peu parce qu'il est moitié musulman, moitié diabétique... Aujourd'hui je suis sûr que le grand Pierrot est en train de respirer un Figeac 75, à la table de Mahomet, posant un regard à la fois désolé et, forcément, amusé sur la situation parce que, si on ne rit pas du pire, de quoi pourrait-on rire à la fin ?

La tendance à soliloquer est grande chez les blogueurs, et plus encore quand la tristesse nous prend. De toute façon, quand on est interrompu par Desproges, on ferme sa gueule et on écoute. Alors fais donc pareil, chère France, parce que je ne peux m’empêcher de digresser. Enfin je reviens à Charlie. J'ai adoré comment, dimanche, tu es descendue dans la rue, pour dire que tu étais là. J'ai lu çà et là que certains n'étaient pas les bienvenus à la manif, que d'autres étaient ridicules, contempteurs de toujours du ton de Charlie puis ardents défenseurs du jour au lendemain... D'autres ont dit aussi que les Cabu, Wolinski et consorts se retournaient dans leur tombe d'entendre chanter la Marseillaise en leur honneur...

Quelle importance ? Tu es multiple, multiforme, multiculturelle, multiconfessionnelle. Certains sont descendus dans la rue pour défendre la liberté d'expression, d'autres pour rendre hommage aux auteurs de Charlie Hebdo, d’autres aux policiers, quelques-uns pour se montrer, beaucoup pour y être, pour se tenir chaud dans un moment de doute, de peur et de solitude. Pour ce besoin de se sentir partie d'un tout, pour se dire qu'on n'est pas seul face à la barbarie, la bêtise et l'aveuglement. Chacun avait sa raison, et toutes les raisons étaient bonnes, et toutes les raisons étaient nobles.

L'important, c'est que dimanche, tu as montré que tu étais en vie. Que tu existes encore, que tu respires, que tu penses, que tu marches. Et ça, ma chère France, ça, c'était l'important. Et c'était beau. Je me prends à rêver que ça continue. Que tout ça t'a fait sortir de ta léthargie, et que les années 60 vont revenir, et que tes enfants vont de nouveau vivre, penser, se questionner, refuser l'ordre établi. Moi en tout cas, je m'y remets.

Merci chère France,
Amicalement
Hrundy V.