lundi 9 mars 2015

Les metteurs en scène de la Sainteté

Cher Victor,

Quand on ne comprend plus le monde, il faut s'asseoir, réfléchir, questionner les grands anciens, ceux qui ont été confrontés en leur temps à des problématiques similaires. Bien entendu, je me tourne vers toi, ta barbe blanche et ton verbe haut, toi qui, alors que personne de normalement constitué ne peut se battre sur tous les fronts, put défendre la République, le droit de vote de la femme, l'émancipation des esclaves, la dignité des travailleurs... tout ça en écrivant quelques chefs-d’œuvre, romans, théâtre et poésie. Fastoche.

Or donc, voilà-t-y pas qu'au détour d'une lecture, je tombe sur l'une de tes prises de position lors des débats autour de la loi Falloux. 1850, on sort d'une grand moment de démocratie, mais déjà la IIe République s'est donnée à Badinguet et les forces réactionnaires se sont regroupées en un Parti de l'Ordre qui lutte contre vents républicains et marées démocrates. L'Université républicaine est sauvée, la collation des grades aussi, mais cette loi rabaisse le niveau d’instruction nécessaire à l'enseignement et ouvre largement la possibilité de créer des écoles privées confessionnelles. C'est le point de départ  d'un fort développement de l'enseignement catholique privé, qui ne nécessite alors pas de diplôme particulier. Assurément une victoire de l'obscurantisme.

Et tu ne t'y trompes pas, toi qui, le 14 janvier 1850, adresse une harangue au parti clérical, qui vibre, et résonne jusqu'à nos jours, toujours puissante et, malheureusement, toujours d'actualité :

" Je m’adresse au parti qui a, sinon, rédigé, du moins inspiré le projet de loi, à ce parti à la fois éteint et ardent, au parti clérical. Je ne sais pas s’il est dans l’assemblée, mais je le sens un peu partout. Il a l’oreille fine il m’entendra. Je m’adresse donc au parti clérical, et je lui dis cette loi est votre loi.

Tenez, franchement, je me défie de vous. Instruire, c’est construire. Je me défie de ce que vous construisez. Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s’ouvrent à la vie, l’esprit des générations nouvelles, c’est-à-dire l’avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer [...].


Qu’il [nota : le parti clérical] y prenne garde, le XIXe siècle lui est contraire. Qu’il ne s’obstine pas, qu’il renonce à maîtriser cette grande époque pleine d’instincts profonds et nouveaux, sinon il ne réussira qu’à la courroucer, il développera imprudemment le côté redoutable de notre temps, et il fera surgir, des éventualités terribles.


Oui, avec le système qui fait sortir l’éducation de la sacristie et le gouvernement du confessionnal. Que le parti clérical le sache, partout où il sera, il engendrera des révolutions ; partout, pour éviter Torquemada, on se jettera dans Robespierre. Voilà ce qui fait du parti qui s’intitule le parti catholique un sérieux danger public. Et ceux qui, comme moi, redoutent également le bouleversement anarchique et l’assoupissement sacerdotal, jettent le cri d’alarme. Pendant qu’il est encore temps qu’on y songe bien !


Oui, l’Italie est, de tous les États de l’Europe, celui où il y a le moins de natifs sachant lire ! L’Espagne, magnifiquement dotée, a perdu, grâce à votre joug, qui est un joug de dégradation et d’amoindrissement, ce secret de la puissance qu’elle tenait de Dieu, et en échange de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a reçu de vous l’Inquisition.

C’est votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté ! Quand vous faites une proscription, vous criez : Voilà une amnistie !


Ah ! je ne vous confonds pas avec l’Église, pas plus que je ne confonds le gui avec le chêne. Vous êtes les parasites de l’Église ; vous êtes la maladie de l’Église. Ignace est l’ennemi de Jésus. Vous êtes non les croyants, mais les sectaires d’une religion que vous ne comprenez pas, les metteurs en scène de la sainteté."

Et voilà. S'il est un glorieux, un merveilleux changement de paradigme dans l'histoire de France, c'est celui-là. Alors que jusqu'alors, les gouvernants (séculiers et réguliers) avaient misé sur l'abrutissement, l'endoctrinement des masses pour maîtriser et conduire le peuple, la République et la démocratie devaient s'appuyer sur l'éducation, sur l'ouverture d'esprit. Il fallait arracher le peuple à l'endormissement dans lequel il était maintenu. La seule solution, c'est l'éducation. Le savoir contre la croyance. L'action contre la réaction. La pêche, la cueillette et la chasse contre le gavage...

Aujourd'hui, c'est une autre religion fille d'Abraham qui est dévoyée, obscurcie, raccourcie par des "metteurs en scène de la sainteté" qui misent sur l'endoctrinement, l'analphabétisme, pour asseoir un pouvoir qui n'est finalement que séculier. Notre réponse à cela doit forcément passer par l'intelligence, la culture, l'éducation. C'est une nouvelle bataille de l'éveil que nous devons mener en France où, trop longtemps, on a sacrifié nos maîtres (et, partant, nos élèves, nos enfants) sur l'autel du consumérisme et du nihilisme. L’État doit donner aux enseignants les moyens de redevenir ces "affreux petits rhéteurs", "fauteurs de trouble" que le très catholique Thiers fustigeait alors. 

Le combat n'est jamais terminé. En 1906, René Viviani, un socialiste indépendant, livre un magnifique raccourci du projet républicain : "La IIIe République a appelé autour d'elle les enfants des paysans, les enfants des ouvriers, et [...] dans ces cerveaux obscurs, dans ces consciences enténébrées, [elle] a versé un peu le germe révolutionnaire de l'instruction. Cela n'a pas suffi. [...] "Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu’un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n’y avait que des chimères. Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus ! Voilà notre œuvre, notre œuvre révolutionnaire". 

Cher Victor, cher René, certaines lumières dans le ciel ont été rallumées. Un peu par notre faute à tous.  Notre devoir, aujourd'hui, c'est d'allumer tellement de lumières sur la Terre que les lumières du Ciel ne brilleront plus pour personne, et que surtout personne ne s'en servira pour abrutir et asservir les plus faibles d'entre nous.

Cher Victor, merci de ton éclairage. Il est, comme d'habitude, bienveillant, chaud, lumineux. Tu n'es jamais bien loi de moi, alors je te dis à bientôt.
Hrundy V.

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