dimanche 29 mars 2015

Du pain et des jeux...

Cher Antonio,

Voilà plusieurs semaines que je pense au Prix du Danger (1983) d'Yves Boisset. En fait j'y pense souvent, depuis le crash des hélicoptères sur le tournage d'un jeu de télé-réalité. Et puis ce matin, j'ai lu ton article dans le dernier Charlie Hebdo sur les "Bons et Mauvais Risques".

Ca parle des risques, souhaités ou non, que nous fait courir la vie, jusque dans notre vie professionnelle. Le parachutisme serait un bon risque, le tabagisme un mauvais. Puis tu développes sur l'organisation de la société et le fait que, bien entendu, tous les bons risques sont des marqueurs de réussite sociale et plutôt de droite par rapport au peuple qui ne se récolte souvent que les mauvais risques. Comme d'hab, beau et bon.

Mais ce n'est pas ça qui me marque, non. C'est ton accroche, puis ton intro. Tu parles d'un paradoxe : "on sacralise l'audace des héros médiatiques, pendant que le commun des mortels est confiné dans une société de plus en plus sécuritaire".

Et là, forcément, je repense au prix du danger. A ces millions de spectateurs confinés devant leur télé, tressaillant aux aventures d'un homme du commun, incarné par Gérard Lanvin, jouant sa vie face à 5 tueurs chargés de l'éliminer. Mais pas trop vite, parce que le jeu doit être prenant. Mais il doit mourir, parce que le jeu doit rester le plus fort, il doit rester addictif, et du coup je pense aussi à Rollerball, encore plus ancien (1975), dans lequel James Caan, plus grand joueur de l'histoire de son sport, échappe à toutes les chausses-trappes mises en place par sa Fédération pour l'empêcher de devenir plus grand que le jeu.

La télé-réalité dans le premier cas, le sport de masse dans le second sont les opiums qui sont censés garder les populations dans leur auto-confinement, en leur donnant leur dose d'aventure, juste assez pour qu'ils n'aient pas envie de prendre leur vie en main. Rien de neuf, puisque Juvénal, au 1er siècle de notre ère, critiquait déjà la politique des empereurs romains en la restreignant à un "Panem et circenses", du pain et des jeux, caustique.

De fait, c'est le symbole de la paix et de la tranquillité dans une cité où l'approvisionnement en blé est vital (les préfets de l'Annone en sont chargés, mais certains empereurs, comme Auguste, recevront à certains moments difficiles cette lourde charge), et où la grandeur des hommes politiques est mesurée à l'aune de leur générosité partageuse (évergétisme).

Beaucoup plus tard, Dostoievski, dans les frères Karamazov, reprend ce thème développé par la parabole du Grand Inquisiteur. Il faut faire le bonheur du peuple "efficacement", en maniant parfaitement le Mystère (nourrir le peuple), le Miracle (l'étonner et le divertir) et l'Autorité (le guider)...

La liberté guidant le peuple, c'est de la guimauve à vendre aux romantiques. La vraie façon de gouverner, c'est d'acheter et d'endormir les électeurs. Ca fait mal à ma Commune, ça. La belle révolution de 1848 qui a redonné tout le pouvoir au peuple (masculin, hein, faut pas déconner), qui s'est empressé, celui-ci, de se donner tout cuit à la dictature impériale... C'est marrant tout de même. Le Grand Charles disait que les Français sont des veaux, mais l'histoire politique nous montre que tous les peuples ont plutôt une incompressible part d'ovinité... Quelquefois, ça donne vraiment envie de raccrocher les gants.

En tout cas, cher monsieur Fischetti, tu m'as une nouvelle fois donné à réfléchir. Même si depuis déjà un certain temps mes réflexions sont plutôt moroses, eh bien ça fait toujours du bien de s'éloigner un instant du troupeau bêlant pour voir si, dans son crâne, on entend les mêmes sons...

Merci cher Antonio,
Amicalement,
Hrundy V.

lundi 9 mars 2015

Les metteurs en scène de la Sainteté

Cher Victor,

Quand on ne comprend plus le monde, il faut s'asseoir, réfléchir, questionner les grands anciens, ceux qui ont été confrontés en leur temps à des problématiques similaires. Bien entendu, je me tourne vers toi, ta barbe blanche et ton verbe haut, toi qui, alors que personne de normalement constitué ne peut se battre sur tous les fronts, put défendre la République, le droit de vote de la femme, l'émancipation des esclaves, la dignité des travailleurs... tout ça en écrivant quelques chefs-d’œuvre, romans, théâtre et poésie. Fastoche.

Or donc, voilà-t-y pas qu'au détour d'une lecture, je tombe sur l'une de tes prises de position lors des débats autour de la loi Falloux. 1850, on sort d'une grand moment de démocratie, mais déjà la IIe République s'est donnée à Badinguet et les forces réactionnaires se sont regroupées en un Parti de l'Ordre qui lutte contre vents républicains et marées démocrates. L'Université républicaine est sauvée, la collation des grades aussi, mais cette loi rabaisse le niveau d’instruction nécessaire à l'enseignement et ouvre largement la possibilité de créer des écoles privées confessionnelles. C'est le point de départ  d'un fort développement de l'enseignement catholique privé, qui ne nécessite alors pas de diplôme particulier. Assurément une victoire de l'obscurantisme.

Et tu ne t'y trompes pas, toi qui, le 14 janvier 1850, adresse une harangue au parti clérical, qui vibre, et résonne jusqu'à nos jours, toujours puissante et, malheureusement, toujours d'actualité :

" Je m’adresse au parti qui a, sinon, rédigé, du moins inspiré le projet de loi, à ce parti à la fois éteint et ardent, au parti clérical. Je ne sais pas s’il est dans l’assemblée, mais je le sens un peu partout. Il a l’oreille fine il m’entendra. Je m’adresse donc au parti clérical, et je lui dis cette loi est votre loi.

Tenez, franchement, je me défie de vous. Instruire, c’est construire. Je me défie de ce que vous construisez. Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s’ouvrent à la vie, l’esprit des générations nouvelles, c’est-à-dire l’avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer [...].


Qu’il [nota : le parti clérical] y prenne garde, le XIXe siècle lui est contraire. Qu’il ne s’obstine pas, qu’il renonce à maîtriser cette grande époque pleine d’instincts profonds et nouveaux, sinon il ne réussira qu’à la courroucer, il développera imprudemment le côté redoutable de notre temps, et il fera surgir, des éventualités terribles.


Oui, avec le système qui fait sortir l’éducation de la sacristie et le gouvernement du confessionnal. Que le parti clérical le sache, partout où il sera, il engendrera des révolutions ; partout, pour éviter Torquemada, on se jettera dans Robespierre. Voilà ce qui fait du parti qui s’intitule le parti catholique un sérieux danger public. Et ceux qui, comme moi, redoutent également le bouleversement anarchique et l’assoupissement sacerdotal, jettent le cri d’alarme. Pendant qu’il est encore temps qu’on y songe bien !


Oui, l’Italie est, de tous les États de l’Europe, celui où il y a le moins de natifs sachant lire ! L’Espagne, magnifiquement dotée, a perdu, grâce à votre joug, qui est un joug de dégradation et d’amoindrissement, ce secret de la puissance qu’elle tenait de Dieu, et en échange de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a reçu de vous l’Inquisition.

C’est votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté ! Quand vous faites une proscription, vous criez : Voilà une amnistie !


Ah ! je ne vous confonds pas avec l’Église, pas plus que je ne confonds le gui avec le chêne. Vous êtes les parasites de l’Église ; vous êtes la maladie de l’Église. Ignace est l’ennemi de Jésus. Vous êtes non les croyants, mais les sectaires d’une religion que vous ne comprenez pas, les metteurs en scène de la sainteté."

Et voilà. S'il est un glorieux, un merveilleux changement de paradigme dans l'histoire de France, c'est celui-là. Alors que jusqu'alors, les gouvernants (séculiers et réguliers) avaient misé sur l'abrutissement, l'endoctrinement des masses pour maîtriser et conduire le peuple, la République et la démocratie devaient s'appuyer sur l'éducation, sur l'ouverture d'esprit. Il fallait arracher le peuple à l'endormissement dans lequel il était maintenu. La seule solution, c'est l'éducation. Le savoir contre la croyance. L'action contre la réaction. La pêche, la cueillette et la chasse contre le gavage...

Aujourd'hui, c'est une autre religion fille d'Abraham qui est dévoyée, obscurcie, raccourcie par des "metteurs en scène de la sainteté" qui misent sur l'endoctrinement, l'analphabétisme, pour asseoir un pouvoir qui n'est finalement que séculier. Notre réponse à cela doit forcément passer par l'intelligence, la culture, l'éducation. C'est une nouvelle bataille de l'éveil que nous devons mener en France où, trop longtemps, on a sacrifié nos maîtres (et, partant, nos élèves, nos enfants) sur l'autel du consumérisme et du nihilisme. L’État doit donner aux enseignants les moyens de redevenir ces "affreux petits rhéteurs", "fauteurs de trouble" que le très catholique Thiers fustigeait alors. 

Le combat n'est jamais terminé. En 1906, René Viviani, un socialiste indépendant, livre un magnifique raccourci du projet républicain : "La IIIe République a appelé autour d'elle les enfants des paysans, les enfants des ouvriers, et [...] dans ces cerveaux obscurs, dans ces consciences enténébrées, [elle] a versé un peu le germe révolutionnaire de l'instruction. Cela n'a pas suffi. [...] "Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu’un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n’y avait que des chimères. Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus ! Voilà notre œuvre, notre œuvre révolutionnaire". 

Cher Victor, cher René, certaines lumières dans le ciel ont été rallumées. Un peu par notre faute à tous.  Notre devoir, aujourd'hui, c'est d'allumer tellement de lumières sur la Terre que les lumières du Ciel ne brilleront plus pour personne, et que surtout personne ne s'en servira pour abrutir et asservir les plus faibles d'entre nous.

Cher Victor, merci de ton éclairage. Il est, comme d'habitude, bienveillant, chaud, lumineux. Tu n'es jamais bien loi de moi, alors je te dis à bientôt.
Hrundy V.