mercredi 7 janvier 2015

What a wonderful World...

Chère maman,
J'ai une bonne nouvelle pour toi. Enfin, tu dois déjà être au courant, Cabu vient de te rejoindre. Je sais que tu l'aimais bien, avec ses petites lunettes rondes et sa coupe au bol à la du Guesclin. Surtout, il te faisait marrer et grincer et ça, ce n'est donné qu'à quelques-uns. Autre bonne nouvelle, il est bien accompagné, avec Wolinski, Charb, Tignous, Oncle Bernard et d'autres.

La mauvaise nouvelle c'est qu'ils doivent être dans un sale état, parce que les enfants du bon dieu qui leur ont permis le grand saut leur ont fait des trous partout au fusil d'assaut, en espérant venger je ne sais quel prophète. A mon avis, le prophète en question doit aujourd'hui se tâter entre la crise de rire ou la dépression grave. Cabu avait raison, c'est dur d'être aimé par des cons.

Ce qui est sûr, c'est que ton monde à toi, s'il existe, est certainement beaucoup plus drôle que le nôtre désormais. D'un autre côté, tu gagnes d'un seul coup d'un seul la moitié de la rédaction de Charlie Hebdo, alors que t'avais déjà Dac, Desproges, Coluche et tellement d'autres...

Nous ici, il ne nous reste plus grand chose pour rigoler. En une poignée de minutes, voilà que des malfaisants quelconques ont flingué une partie de mon adolescence et de ma vie d'adulte. Comme ça, juste parce qu'ils avaient décidé qu'on ne peut pas rire de tout. L'acte en lui-même est tragique, ridicule, terrible. Il y a plein de victimes, deux policiers notamment, d'autres journalistes de Charlie, mais je n'arrive pas à m'enlever cette pensée égoïste qu'on m'a pris quelque chose.

Charlie en général, et ses piliers en particulier, faisaient partie de ces vieux amis qu'on appelle de temps en temps, parce qu'ils nous font sourire à la vie, qui nous font penser (croire ?) que le monde est beau, et que la vie est une fête. Que toutes les bêtises et les horreurs sont des péripéties dont il faut se gausser. Le bonheur est simple, il tient à cela. A notre capacité à voir le monde beau et léger.
Ces cuistres avaient-ils la fatuité de croire qu'ils pouvaient nous enlever ça, comme des Goldfinger de supermarché, ou bien étaient-ils juste assez bas du plafond pour penser réellement venger le pauvre Mahomet ?

Et nous, comment doit-on réagir ? La haine qui nous tord les boyaux doit-elle sortir ? Depuis midi aujourd'hui, j'ai marché comme un boxeur sonné, groggy, les yeux dans le vague, les idées noires (tiens, dis bonjour à Franquin, il sera content de voir les petits). Mais doit-on accepter que des terroristes nous enlèvent notre joie de vivre ? J'en suis arrivé là. Moi qui désespérais un peu des hommes depuis quelques mois, j'ai probablement touché le fond de la foi en l'être humain aujourd'hui, mais ce soir je sais une chose. J'ai la rage. Une rage positive et constructive. Une rage de faire des choses, de réussir, d'aimer mieux, d'apprendre, de continuer à grandir et d'aider mes enfants, et tous ceux qui le veulent, à grandir et à voir le monde avec des yeux émerveillés, comme ton capitaine préféré Adrian Cronauer passant le What a wonderful world du grand Satchmo Louis Armstrong en pleine guerre du Vietnam, sur fond de bombardements...

Le grand Sachem et Robin des ondes Willliams

Chère maman, toi qui es là haut depuis trop longtemps et qui y est partie bien trop tôt, prends soin d'eux, prends-soin de toi, et marrez-vous bien pour nous, on en a besoin.

Merci maman,
Amicalement,
Hrundy V.

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